Nous avons une incorrigible tendance à croire que les autres ont plus de chance que nous, à cause de raccourcis mentaux qui nous gâchent la vie. Comment s’en défaire ?
En bref
- Il est naturel de se comparer aux autres car nous souhaitons savoir ce que nous valons.
- Le problème est que cette comparaison est biaisée : nous choisissons des exemples connus – car ils nous viennent facilement à l’esprit – mais la comparaison est alors en notre défaveur.
- Pour éviter d’en ressortir frustré, limitons notre usage des réseaux sociaux et rappelons-nous qu’ils nous renvoient une vision déformée de la réalité.
Pour voir le monde plus en rose qu’il ne l’est vraiment, il suffit de jeter un coup d’œil sur la pelouse du voisin. L’herbe n’est-elle pas toujours plus verte ailleurs ? C’est un fait aujourd’hui documenté sur un plan scientifique. Nous tendons bel et bien à enjoliver l’existence des autres, en leur prêtant notamment une vie sociale plus intéressante que la nôtre. C’est notamment ce que démontre une série d’études réalisées par Sebastian Deri et Thomas Gilovich, de l’université Cornell, avec Shai Davidai, de la New School for Social Research. Et ces études tentent d’analyser les mécanismes cognitifs qui logent derrière cette conviction.
Celle-ci est d’autant plus étonnante que nous faisons preuve en général d’une certaine complaisance à notre propre égard : le plus souvent, nous péchons par optimisme et nous estimons plus intelligents et capables que nos p airs… Mais tout dépend de la façon dont on envisage la situation.
Ainsi, voici quelques années maintenant, une étude d’Antonia Hamilton, de l’University College de Londres, a démontré que si l’on demande à des personnes chargées de transporter des colis d’évaluer d’autres individus effectuant la même tâche, les personnes en question avaient tendance à penser que les colis des autres étaient plus légers que les leurs. Et que leur propre tâche était plus pénible.
Les recherches qui sont à l’origine de l’article de Deri et Gilovich publié dans le Journal of Personality and Social Psychology montrent aussi que nous sommes plutôt pessimistes dès qu’il s’agit de comparer notre propre vie sociale à celle de nos amis ou de nos relations. « Ces recherches m’ont été en partie inspirées par une question que je me posais sur ma propre vie, confie Sebastian Deri. En effet, je travaille au sein d’un groupe plutôt restreint de collaborateurs, de sorte que j’ai commencé à me demander si j’étais le seul à trouver ma vie sociale moins intéressante que celle de mon entourage… C’est de cette façon que j’ai commencé à poser des questions autour de moi. »
La curiosité le pousse alors à réaliser onze études portant sur des groupes sociaux variés : étudiants (les cobayes classiques des recherches de ce type), mais aussi clients d’un centre commercial ou encore usagers de Mechanical Turk, le portail Amazon de recherche d’emploi…
Un phénomène très répandu
Les sujets de ces expériences devaient répondre à des questions sur leur vie sociale et celle de leurs connaissances, sur leur degré de proximité avec les personnalités leaders de leur groupe et leur ressenti à propos de ces éléments. « La première étude a immédiatement mis en évidence le phénomène : en général, les gens sont persuadés que les autres ont une vie sociale plus intense que la leur, sortent plus souvent et fréquentent davantage d’amis et de parents », explique Deri. Les études suivantes menées sur les autres groupes sociaux ciblés confirmeront cette première mesure.
Ce sont ensuite des enquêtes plus poussées, réalisées en partie pour répondre aux demandes d’approfondissement des réviseurs de l’article, qui livreront des résultats analogues. « Cet article est important parce qu’il valide des données sur lesquelles plusieurs chercheurs travaillent depuis un moment, et fait émerger des éléments intéressants qui nous ramènent à la psychologie sociale », commente Michele Roccato, professeur de psychologie sociale à l’université de Turin.
Impossible de ne pas citer ici la théorie de la comparaison sociale de Leon Festinger, selon laquelle l’opinion que nous avons de nous-mêmes dépend de comparaisons que nous effectuons entre notre situation et celle des autres. « Cette intuition a été confirmée dans les années 1970 par une expérience réalisée par les psychologues Stan Morse et Kenneth Gergen. Celle-ci, restée célèbre, mettait en jeu un Monsieur Propre et un Monsieur Sale », explique Roccato. Alors que le sujet, un étudiant, planche sur un test fictif, un autre étudiant entre dans la pièce : il s’agit soit d’un jeune élégant bien rasé soit au contraire d’un barbu négligé. L’expérience montre que le score d’estime de soi du premier étudiant varie en fonction de l’identité de l’intrus, même s’il n’interagit pas avec lui. Si c’est Monsieur Sale qui entre en scène, l’estime de soi du sujet augmente, et si c’est Monsieur Propre… évidemment elle diminue.
« Nous ne savons jamais exactement ce que nous valons, et pour en avoir une idée plus précise, nous ne pouvons éviter de nous comparer aux autres, observe Roccato. Alors, nous avons recours à des raccourcis cognitifs qui nous aident à interpréter la réalité. Ceux-ci sont efficaces, car ils nous permettent de simplifier notre vision du monde tandis que nous recevons chaque seconde de notre environnement des milliers de stimuli. Mais ces raccourcis nous induisent aussi en erreur ».
Ce sont ces mécanismes qu’a étudiés Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie pour avoir expliqué pourquoi nos décisions ne se fondent pas sur des principes rationnels. « Prenons par exemple l’heuristique de disponibilité, qui nous pousse à calculer la probabilité d’un événement en nous basant sur les premiers exemples qui nous viennent à l’esprit : c’est ce qui arrive lorsque nous pensons à la vie sociale des personnes que nous connaissons, puisque les premiers individus auxquels nous nous comparons sont les plus populaires et les plus en vue », précise Roccato. « L’influence que cette évaluation peut ensuite avoir sur notre vie dépend d’autres facteurs, comme notre tempérament ou l’importance que nous attribuons à l’élément sur lequel porte la comparaison. »
Les effets que suscite en nous notre perception des autres ont également été étudiés d’un point de vue sociologique, en particulier aux États-Unis, souligne Davide Bennato, professeur de sociologie des pratiques culturelles et des processus de communication à l’université de Catane. Selon lui, nous tendons à surestimer les personnes auxquelles nous attribuons une condition sociale supérieure à la nôtre, et dont nous avons l’impression qu’elles s’en sortent mieux que nous. Le hic, toujours selon Bennato, c’est que nous analysons la réalité en nous concentrant sur les aspects qui nous intéressent, et que nous les interprétons un peu à la manière d’un test de Rorschach sociologique, y voyant ce que nous avons envie de voir.
Mmmh… Cette personne mange un gros hamburger. Et elle est mince. Elle doit avoir une position sociale élevée. Il suffit d’un rien pour attribuer à une personne toute sorte de qualités supérieures aux nôtres. Combattre ces pièges suppose une bonne connaissance des biais psychologiques.
Un biais dans la comparaison
Certaines des expériences conçues par Deri et ses collègues s’efforcent d’élucider les causes de ce phénomène : « Nous avons tendance à surestimer les informations facilement accessibles, et les personnes les plus populaires sont simplement plus visibles, sur les réseaux sociaux, mais aussi dans la réalité quotidienne », explique le chercheur. Un étudiant qui prépare un examen dans sa chambre de Cité universitaire est bien conscient qu’une fête a lieu à l’autre bout du couloir, tandis que ceux qui sont en train de s’amuser ignorent sa présence. « En général, nous ne prenons pas en compte un échantillon représentatif, nous nous comparons aux premières personnes qui nous viennent à l’esprit, qui sont en général les sujets les plus populaires et les plus visibles, tandis que, lorsqu’il s’agit de soupeser nos propres capacités, nous nous concentrons sur nous-mêmes, continue Deri. Sans compter que ces évaluations de notre vie sociale, à la différence de ce qui se passe pour l’intelligence et le succès, sont effectuées au sein d’un même groupe, par rapport à des personnes que nous percevons comme similaires à nous. » Ou légèrement supérieures, puisqu’il s’agit du groupe qui retient le plus notre attention et avec lequel nous nous comparons le plus souvent.
Si l’indiscutable supériorité d’un Stephen Hawking ou d’un champion olympique du 100 mètres ne menace pas l’idée que nous nous faisons de nos dons intellectuels ou sportifs, les succès sociaux de nos connaissances nous marquent. D’autant plus que, ainsi que le fait remarquer Ed O’Brien, de l’université de Chicago et auteur d’une autre étude sur le sujet, lorsque nous pensons à nos relations les plus en vue, nous ne les imaginons pas dans leurs activités quotidiennes, loin des regards des autres, comme le font les gens ordinaires. Or si l’on demande à des sujets de décrire en détail la vie d’une personne qu’ils admirent, en établissant par exemple son emploi du temps heure par heure lors d’une journée quelconque, cette vision fantasmée tend à s’équilibrer, et les sensations négatives d’envie et d’infériorité qu’ils éprouvent commencent à diminuer.
Les mirages de l’envie
Car c’est bien l’envie qui pose problème. Cette émotion n’est pas tout à fait comme les autres, ce que suggère sur un plan symbolique l’image des sept péchés capitaux. « L’envie est le seul de ces péchés qui ne s’accompagne vraiment d’aucun plaisir. L’envie n’est pas socialement acceptée, elle est difficile à reconnaître – qui ose dire qu’il envie tel ou telle autre ? Et pourtant elle est presque inévitable, étant donné l’omniprésence de la comparaison sociale », analyse Roccato.
Si tel est notre cas, si nous souffrons d’une comparaison à notre désavantage avec une personne de notre groupe dans une dimension qui nous tient à cœur, nous pouvons tout de même essayer de réagir. Et, selon Roccato, cette réaction dépend là encore de notre personnalité. Nous pouvons nous laisser aller à une jalousie destructrice et au désir de nuire à l’autre, ou éprouver ce qu’il est possible de définir comme une envie bénigne, qui nous pousse à nous améliorer et à combler la différence qui nous blesse.
Tout cela doit être pensé sans jamais perdre de vue l’importance de la socialité pour notre bien-être : « Nous savons qu’une vie sociale satisfaisante représente une exigence psychologique fondamentale, qui a un impact sur notre stabilité émotionnelle et notre bonheur en général, tout en ayant un effet protecteur sur notre santé », rappelle Deri. Selon lui, le phénomène de comparaison que nous venons d’évoquer « ne touche pas nécessairement des individus solitaires, mais des personnes qui se perçoivent comme “moins sociales” que leurs connaissances, et l’on manque encore d’études approfondies sur les effets de cette perception, poursuit Deri. Même si deux de nos recherches font apparaître une corrélation entre la perception de notre vie sociale et notre état général de satisfaction ».
Le paradoxe de l’amitié
Une situation exacerbée par les réseaux sociaux, qui selon Roccato augmentent à outrance la possibilité de comparaison sociale, laquelle était auparavant plus limitée dans l’espace et le temps. Recevoir une carte postale ou écouter un collègue raconter ses vacances ne provoque pas le même effet que le flux constant d’images séduisantes nourri par nos écrans. C’est l’un des thèmes que Deri et son équipe sont en train d’approfondir, d’après l’hypothèse que la fréquentation des réseaux sociaux pourrait stimuler notre sentiment d’inadaptation, mais sans oublier pour autant que ce phénomène existait avant la diffusion de Facebook et Instagram.
Et pourtant, selon certains chercheurs, Internet et les réseaux sociaux seraient à l’origine d’un nouveau trouble, désigné par l’acronyme Fomo, Fear of Missing Out, la « peur de manquer l’occasion », de passer à côté de tout ce que la vitrine d’Internet nous présente de beau et d’invitant (voir Cerveau & Psycho n° 104). La définition est d’Andrew Przybylski, de l’université d’Oxford, qui établit un lien entre ce phénomène, particulièrement évident chez les jeunes et les personnes de sexe masculin, et l’anxiété ainsi que de faibles niveaux de satisfaction de son propre mode de vie. Ce trouble s’autoalimenterait, car les sujets les plus susceptibles de se sentir blessés par des images de distractions auxquels ils ne participent pas consacreraient souvent davantage de temps à suivre la vie des autres, ce qui nourrirait leur pessimisme. Pour Bennato, il est exagéré d’évoquer un syndrome à proprement parler, et il s’agirait plus d’un phénomène médiatique que d’un véritable terme scientifique. Même si l’algorithme de Facebook est conçu de façon à donner une plus grande visibilité à ce type de phénomène…
Pour éviter la frustration née d’une comparaison continuelle, la clé est de prendre de la distance vis-à-vis de l’existence des autres, et de reporter son attention sur ce que nous avons, en le valorisant au lieu de le considérer comme acquis.
Submergés de comparaisons virtuelles
En réalité, l’altération perceptive portant sur le mode de vie des personnes qui nous entourent a toujours existé. « Le problème actuel, estime Roccato, est que nous disposons maintenant d’une grande quantité d’informations sur des milliers d’individus, et que nous en sommes presque saturés. En outre, ces informations nous parviennent non plus à travers une narration, mais par le biais d’images, ce qui décuple leur impact émotionnel. » Le mécanisme même des réseaux sociaux produit en outre des situations étranges comme le « paradoxe de l’amitié ». « Parmi nos contacts, nous avons probablement quelques personnes très populaires, qui ont de nombreux followers. » Ironie de la chose, considère Deri, avoir des amis très sociables nous conduit à constater que nous avons moins d’amis qu’eux, au risque de nous percevoir comme solitaires.
Nous courons alors le risque de nous laisser emporter par des mécanismes irrationnels. « Nous savons bien que ce que nous voyons est la photo d’un moment particulier, une somme de moments spécifiques, et non la réalité d’une personne dans les différentes facettes de sa vie », rappelle Bennato. « Nous le savons, parce que nous utilisons nous-mêmes les réseaux sociaux comme un théâtre, où nous choisissons de mettre en scène la fraction de notre identité que nous avons envie de montrer, qui est parfois très éloignée de ce que nous vivons au quotidien dans notre intimité. »
Comment vaincre la frustration ?
Or malgré tout, nous tendons à accorder une importance excessive à ce qui se passe sous nos yeux et à nous laisser prendre à ce miroir aux alouettes, surtout si nous nous sentons insatisfaits et malheureux, dans un cercle vicieux qui augmente notre frustration. « De cette façon, nous construisons cognitivement un monde qui peut menacer notre bien-être », observe Roccato, ajoutant que nous devrions au contraire essayer de redimensionner ce que nous voyons, de nous rendre compte qu’il ne s’agit que d’une partie de la réalité et d’éviter de nous laisser piéger. Il peut alors être utile de garder en tête d’autres domaines où la comparaison nous est plus favorable, et surtout d’apprendre à apprécier et à valoriser un contexte social en apparence moins gratifiant.
Car il n’est pas dit qu’une vie sociale satisfaisante se mesure à l’aune du nombre de connaissances ou d’événements mondains auxquels on participe. Pour Deri, nous n’avons pas de données relatives à la qualité des expériences sociales que nous expérimentons, mais nous devons tenir compte du fait que nous nous fondons sur un modèle culturel typiquement occidental. Les cultures orientales, par exemple, pourraient accorder une importance plus grande à la profondeur des relations nouées.
Et puis, pourquoi ne pas détourner un temps les regards de la vitrine des autres et reporter notre attention sur ce que nous avons ? La sagesse, disait saint Augustin, est de continuer à désirer ce que nous avons. Autrement dit, à valoriser ce que nous sommes sans se comparer continuellement, en sachant mettre en exergue la richesse et l’importance de nos expériences, plutôt que leur nombre…
Bibliographie
- S. Deri et al., Home alone : Why people believe others’ social lives are richer than their own, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 113, pp. 858-877, 2017.
Références
- Par Paola Emilia Cicerone, journaliste scientifique.
- Article paru dans la revue Cerveau & Psycho, N°108 de mars 2019. www.cerveauetpsycho.fr